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PREMIERE PARTIE

 

LES PRESOCRATIQUES

 

Chapitre III

 

Héraclite

 

Les Éléates

 

 

Note du traducteur : Dans le livre originel (je suis la quatrième édition, de mai 2000), Héraclite apparaît à la fin du premier chapitre, avec les Ioniens. Si je me suis permis de le déplacer à ce chapitre, c’est pour garder l’ordre prévu par le programme.

 

 

4. Héraclite

 

            La naissance d’Héraclite doit être située vers la moitié du VIème siècle avant le Christ et la fin de sa vie vers l’an 480. Il était originaire d’Éphèse et de famille aristocratique. Il est le dernier des philosophes ioniens qui est resté chez lui.

 

            Les témoignages qui nous sont parvenus sur sa personne nous présentent un  philosophe au caractère arrogant, orgueilleux, qui méprise tout les autres hommes à cause de leur incapacité de comprendre les vérités qu’il enseigne ; pour les mêmes raisons, il juge avec sévérité les doctrines des anciens poètes et des autres philosophes. A partir de ces traits, soulignés consciencieusement par ses biographes plus anciens, nous pouvons reconstituer la figure d’Héraclite comme celle d’un philosophe bien conscient de la nouveauté et de la grandeur de sa doctrine, dont les conséquences pratiques ont fait de lui en personnage choquant et incompris. Sa philosophie est exposée dans un ouvrage intitulé Sur la nature, dont un bon nombre de fragments ont été conservés. Cependant, l’abondance des textes disponibles ne dissipe pas le caractère cryptique et presque oraculaire de ses affirmations, qui lui ont fait gagner dès l’ancienneté le surnom « l’Obscur ». C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Platon et Aristote ne lui accordent que très peu d’attention et ne mettent pas d’intérêt à essayer de décrypter sa pensée, en réduisant sa philosophie à un mobilisme exagéré qui est devenu depuis lors sa caractéristique particulière et presque exclusive.

 

Le mobilisme

 

            La mobilité de toutes les choses (panta rei, tout change) est affirmée aussi bien dans certains des fragments les plus connus d’Héraclite que par des témoignages postérieurs :

 

Tu ne peux pas descendre deux fois dans les mêmes fleuves, car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi.

Héraclite, fragment 12

 

Ils auront peut-être pensé, avec Héraclite, que tout passe et que rien n'est stable.

Platon, Cratyle

 

            C’est sur ce point que se manifeste en premier lieu la nouveauté d’Héraclite par rapport aux Milésiens.

            Le problème du mouvement est présent aussi bien chez Héraclite que chez ses prédécesseurs, mais pour ceux-ci le problème ne se pose que de façon implicite, tandis qu’Héraclite le propose comme un sujet a se et comme point de départ de sa doctrine. Les Milésiens, en cherchant un premier principe, ils voulaient unifier la multiplicité, expliquer la diversité et le changement ; c’était la réalité du mouvement qui en définitive les poussait à la recherche de l’arjé. La nouveauté de la doctrine d’Héraclite consiste précisément en se focaliser sur la mobilité, en souligner le dynamisme essentiel de tout le réel ; tout change, les choses changent, nous changeons, seul le devenir demeure, et c’est en cela qu’il faut trouver la réalité des choses, leur essence.

 

            C’est celui-ci l’aspect le plus célèbre de la doctrine d’Héraclite ; mais ce n’est pas l’aboutissement de sa doctrine : c’en est plutôt son départ.

 

L’harmonie des opposés

 

            Héraclite expliquait le changement continuel qui est présent partout comme une alternance incessante des contraires. Déjà Anaximandre avait fait intervenir les contraires pour expliquer le devenir naturel des choses. Mais pour Héraclite les opposés n’expliquent pas le passage d’une substance à une autre, mais l’essence même de chaque chose. C’est précisément l’opposition permanente des contraires qui constitue le fondement de la stabilité, de la réalité des choses :

 

Guerre est le père de toutes choses, roi de toutes choses : de quelques-uns il a fait des dieux, de quelques-uns des hommes ; de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des libres

Héraclite, fragment 53

 

Nous devons savoir que la guerre est commune à tous, et que la lutte est justice, et que toutes choses naissent et périssent (?) par la lutte.

Héraclite, fragment 80

 

            Platon et Aristote ont exagéré le dynamisme d’Héraclite, sans comprendre qu’il a une limite, que les choses ont une réalité, une stabilité fondée, il est vrai, sur l’opposition permanente des contraires, sur la tension permanente entre eux :

 

Les hommes ne savent pas comment ce qui varie est d’accord avec soi. Il y a une harmonie de tensions opposées, comme celle de l’arc et de la lyre.

Héraclite, fragment 51

 

            La guerre est le préalable de la stabilité, de la paix, de l’harmonie que chaque réalité présente, en masquant sa véritable nature/

 

La nature aime à se cacher.

Héraclite, fragment 123

 

            Pour Héraclite donc le seul monde vrai est le monde des opposés, dans lequel les contraires s’exigent mutuellement :

 

C’est la maladie qui rend la santé agréable; mal, bien ; la faim, satiété ; la fatigue, repos.

Héraclite, fragment 111

 

            Les contraires, en s’opposant, s’harmonisent, s’unifient jusqu’à coïncider ou, tout au moins, jusqu’à éliminer leur distinction absolue :

 

C’est la même chose en nous, ce qui est vivant et ce qui est mort, ce qui est éveillé ou ce qui dort, ce qui est jeune ou ce qui est vieux; les premiers sont changés de place et deviennent les derniers, et les derniers, à leur tour, sont changés de place et deviennent les premiers.

Héraclite, fragment 88

 

            De même que chaque réalité renferme une synthèse de contraires, l’ensemble de toutes les réalités est aussi compris par Héraclite comme une unité, une harmonie universelle qui unifie et embrasse toute multiplicité :

 

Il est sage d’écouter, non pas moi, mais mon verbe, et de confesser que toutes choses sont un.

Héraclite, fragment 50

 

            Et cette harmonie est Dieu, le divin :

 

Le dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, surabondance et famine ; mais il prend des formes variées, tout de même que le feu, quand il est mélangé d’aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d’eux.

Héraclite, fragment 67

 

Le feu comme premier principe

 

            L’une des caractéristiques de l’interprétation moderne d’Héraclite est de souligner le problème des opposés, le caractère dialectique de sa philosophie. Les anciennes écoles nous avaient transmis une doctrine du mouvement qui faisait d’Héraclite un physicien de plus, plutôt qu’un logicien.

 

            Probablement les deux positions sont unilatérales. Bien que l’on puisse reconnaître chez Héraclite une certaine modernité, on ne peut pas nier son intérêt pour la question physique, la continuité étroite qui existe entre sa pensée et celle des Milésiens, qui se manifeste dans la détermination qu’il fait du feu comme premier principe :

 

Ce monde qui est le même pour tous, aucun des dieux ou des hommes ne l’a fait ; mais il a toujours été, il est et sera toujours un feu éternellement vivant, qui s’allume avec mesure et s’éteint avec mesure.

Héraclite, fragment 30

 

Toutes choses sont un échange contre du feu et le feu pour toutes choses, de même que les marchandises pour l’or, et l’or pour les marchandises.

Héraclite, fragment 90

 

            Le motif pour lequel Héraclite désigne le feu comme principe matériel de toutes les choses semble clair si l’on pense à ses caractéristiques, qui expriment mieux que celles de n’importe quelle autre substance la mobilité continuelle et l’harmonie qui pour Héraclite sont présentes dans toute la réalité.

 

            Ce feu premier, de même que l’eau de Thalès ou l’air d’Anaximène, change et prend les formes les plus diverses ; toutes les choses procèdent de lui et il demeure en elles comme le substrat inaltérable :

 

Les transformations du feu sont, en premier lieu, mer ; et la moitié de la mer est terre, la moitié vent tourbillonnant.

Héraclite, fragment 31

 

            Cependant, les interprètes ne sont pas tous d’accord pour considérer le feu d’Héraclite comme une substance matérielle. Quelques-uns pensent qu’il s’agirait plutôt d’une image ; mais s’il en était ainsi, il serait difficile de comprendre sa cosmologie.

 

            Ce même principe est appelé par Héraclite logos ou verbe, la règle selon laquelle toutes les choses sont faites, la loi commune à toutes les choses :

 

Ce verbe, qui est vrai, est toujours incompris des hommes, soit avant qu’ils ne l’entendent, soit alors qu’ils l’entendent pour la première fois. Quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe, ils ne semblent avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, distinguant leur nature et disant comme ils sont. Mais les autres hommes ne s’aperçoivent pas plus de ce qu’ils font étant éveillés, qu’ils ne se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant.

Héraclite, fragment 1

 

            En interprétant le feu comme un élément matériel, il est difficile de comprendre qu’Héraclite puisse l’identifier au logos ou loi universelle. On doit tenir compte cependant que ce qui peut nous paraître aujourd’hui contradictoire pourrait ne pas l’être pour celui qui, comme Héraclite, ne possédait pas les catégories de matériel et immatériel.

 

            Connaître le logos suppose pour Héraclite connaître la vérité :

 

La sagesse est une seule et même chose. Elle consiste à connaître la pensée par laquelle toutes choses sont dirigées par toutes choses.

Héraclite, fragment 41

 

            Donc, ce n’est pas par les sens que les hommes peuvent atteindre la          , mais par une vision plus pénétrante de l’univers qui dépasse les apparences sensibles. L’harmonie universelle, le logos qui gouverne tout, est hors de la portée des sens, comme il a été hors de la portée du regard des philosophes anciens et des contemporains d’Héraclite. Et cependant c’est à cette loi universelle à laquelle l’homme doit se soumettre. D’où l’attitude arrogante et orgueilleuse d’Héraclite, son exhortation constante à tous les hommes à conformer leur vie avec la vérité qu’il leur transmet et son mépris envers les autres doctrines. Peut être son style un peu cryptique n’est qu’une manifestation de sa distance par rapport à la cosmologie spéculative des Milésiens. On pourrait lui appliquer la remarque qu’il fait sur les oracles d’Apollon :

 

Le maître à qui appartient l’oracle de Delphes, ni n’exprime ni ne cache sa pensée, mais il la fait voir [la suggère] par un signe.

Héraclite, fragment 93

 

L’âme

 

            De même que ses prédécesseurs, Héraclite fait coïncider la nature de l’âme avec celle du premier principe. Pour lui l’âme est faite de feu, d’exhalations sèches et chaudes. Plus l’âme se maintient sèche, plus elle sera sage ; toute contamination événtuelle d’humidité signifierait une diminution de la raison.

 

            Par ailleurs, Héraclite reconnaît dans l’âme –peut-être à cause de sa connexion avec les logos universel- la partie infinie de l’être humain :

 

Les confins de l’âme, tu ne pourras pas les découvrir dans ton voyage, même si tu devais parcourir tous les chemins : si profond est son logos.

Héraclite, fragment 45

Vérifier la citation en la cherchant en internet

 

            Par d’autres fragments, nous pouvons aussi déduire qu’Héraclite croyait à la vie de l’âme après sa séparation du corps :

 

Quand les hommes meurent, des choses les attendent, qu’ils ne prévoient pas et auxquelles ils ne songent pas.

Héraclite, fragment 27

 

            Cette croyance en l’immortalité de l’âme, ainsi que d’autres affirmations à caractère éthique, « s’intègrent mal avec la vision d’ensemble, dans laquelle il n’y a pas de place pour une âme personnelle ni pour un au-delà. Et cependant, c’est un type de pensée que nous retrouverons chez les présocratiques, ni concilié ni conciliable avec leur doctrine de la physis (nature) mais que, précisément à cause de cela, s’avérera extrêmement fécond » (G. Reale, Storia de la filosofia antica).

 

 

Les Éléates

 

            La philosophie grecque subit à nouveau un changement de cap important avec la figure de Parménide d’Elée. La pensée de celui-ci peut être considérée comme étant en continuité avec celle de ses prédécesseurs, dans la mesure où la nature de son premier principe constitue toujours la question centrale de sa spéculation. Mais la réponse que Parménide propose est complètement originale et suppose le passage d’une philosophie qui était toujours de la cosmologie à la considération métaphysique de l’univers.

 

            Les philosophes antérieurs expliquaient la réalité eh faisant recours à un premier principe de nature sensible ; Parménide, en signalant l’être comme principe, parvient à une position à l’opposé de celle des physiciens, dans la mesure où elle met en cause la multiplicité du réel et le concept même de principe, tel qu’il avait été compris jusqu’alors.

 

            Les autres deux Éléates, Zénon d’Élée et Mélissos de Samos, dépendent de la pensée de Parménide, bien que Zénon présente, comme nous le verrons, une façon de raisonner tout à fait nouvelle.

 

1. Parménide

 

            On connaît peu de données personnelles de Parménide. Il est né à Élée (Cf cartes), aujourd'hui Vélia, au sud de l’Italie, possiblement dans la deuxième moitié du VIème siècle avant le Christ. Il y demeure, consacré à la philosophie et à des activités politiques jusqu’à sa mort, survenue vers la moitié du Vème siècle.

 

            Il a écrit un traité Sur la nature, en hexamètres à la cadence solennelle, dont nous connaissons de larges sections, probablement plus que de n’importe quel autre présocratique. Dans son poème Parménide veut faire connaître une découverte fondamentale dans un contexte de révélation religieuse. L’introduction nous présente l’auteur qui est amené dans son char, tiré par des chevaux ailés et guidé par les filles du soleil, devant la déesse Dike, qui lui montre les trois voies de recherche possibles :

 

Allons, je vais te dire et tu vas entendre

quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence;

 

L’une, que l’être est, que le non-être n’est pas,

chemin de la certitude, qui accompagne la vérité;

 

L’autre, que l’être n’est pas: et que le non-être est forcément,

route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire.

Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer;

Parménide, Poème, II

 

            La première voie est le chemin de la vérité ; la deuxième correspond à la voie de l’erreur, de la fausseté absolue. Mais il reste encore l’opinion, que la déesse signale quelques versets auparavant :

 

I1 faut que tu apprennes toutes choses,

et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose,

[30] et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude.

Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge.

Il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.

Parménide, Poème, I

 

            Le poème est structuré en deux parties. Dans la première, Parménide parle de la vérité et, dans la deuxième, après que la déesse l’a écarté de la voie de l’erreur, il s’occupe de l’opinion, et c’est dans cette partie qu’il expose sa cosmologie.

 

La voie de la vérité

 

            La voie de la vérité est énoncée par Parménide en très peu de mots :

 

II n’est plus qu’une voie pour le discours,

c’est que l’être soit.

Parménide, Poème, VIII

 

            Pour saisir la pensée de Parménide nous devons résoudre deux questions : quelle signification accorde-t-il à l’être ? Pourquoi voit-il en l’être le principe unificateur du réel ?

 

            La notion de l’être a chez Parménide, comme nous le verrons plus clairement ci-dessous, une signification univoque et ne fait référence à aucune réalité sensible concrète, mais seulement à l’être en tant que tel, à l’être que toutes les choses font apparaître, parce que toutes sont ; tout est concerné par l’être, aussi bien le mobil que l’immobile, ce qui est simple et ce qui est complexe, lourd ou léger : tout ce qui existe est.

 

            Par ailleurs, cet être n’est appréhendé que par la pensée. Tandis que les sens sont concernés par la multiple variété du réel, l’intelligence découvre qu’il y a, derrière toutes les apparences, quelque chose d’unique qui est présent à toutes : l’être :

 

car le pensé et l’être sont une même chose.

Parménide, Poème, III

 

            Parménide insiste un peu plus avant :

 

C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée;

car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé,

tu ne trouveras pas le penser;

 

Parménide, Poème, VIII

 

            Il y a donc pour Parménide une correspondance entre être et penser, en ce sens que l’être ne se dévoile qu’à la pensée et cette révélation constitue la vérité : seul l’être est, le non-être n’est pas pensable ; les apparences, même si elles ne sont pas l’erreur absolue, ne peuvent pas être identifiées avec la vérité.

 

            Les caractéristiques que l’être a pour Parménide sont décrites avec précision dans son poème, notamment VIII, versets 1 à 33. Il est non généré et incorruptible, car il ne peut pas procéder du non-être, car le non-être n’est pas ; mais il ne peut pas non plus procéder de l’être, car dans ce cas, il était déjà et n’avait pas besoin d’être généré. Par conséquent, l’être n’a n passé ni avenir, il est un présent éternel, sans commencement ni fin. Il est immuable et immobile, parfait, complet, sans aucun besoin.

 

            Toutes ces caractéristiques nous font comprendre la façon univoque avec laquelle l’être se présente à l’intelligence de Parménide. L’être qui est au fond de toutes les choses et qui constitue leur réalité la plus profonde est et sera toujours égal. Les choses peuvent changer, naître et mourir, grandir ou diminuer, se transformer les unes en les autres, mais l’être demeurera toujours inchangé et invariable.

 

            La différence entre l’être de Parménide et les principes des philosophes antérieurs est donc évidente, parce que pour Parménide l’être n'est pas un principe ni le principe, car rien ne procède de lui. Les Ioniens expliquaient toutes les choses comme étant des transformations du principe ; Parménide conçoit l’être comme étant inaltérable, toujours égal. C'est-à-dire, l’être a pour Parménide une signification active, dynamique : la force qui fait que les choses soient. Il n’est donc ni le principe et l'origine de la génération des choses –comme c’étai le cas des Ioniens- ni l’aboutissement final, les choses mêmes qui apparaissent au but du processus mais la force active commune à toute réalité. Le problème apparaît alors dans toute sa clarté : quelle réalité peut accorder Parménide au sensible, aux choses existantes variables et multiples ? Quel rapport ont-elles avec l’être ? Ce n’est qu’après avoir examine l’opinion que nous pourrons connaître la réponse que Parménide donne à ces questions.

 

L’opinion

 

            On a vu traditionnellement la pensée de Parménide comme opposée à celle d’Héraclite. Si Héraclite conçoit la réalité en mouvement permanent, Parménide lui accorde la stabilité absolue de l’être immuable ; si le premier explique la mobilité de toutes les choses par l’opposition constante des contraires, l’Éléate nierait tout mouvement, puisque pour lui la seule opposition véritable et irréductible est celle qui existe entre l’être et le non-être ; si Héraclite est le philosophe du mouvement, Parménide est celui de la stabilité.

 

            Si une telle façon de voir les choses ne manque pas d’un certain fondement, elle simplifie la réalité historique. D’une part, on écarte aujourd’hui la possibilité de que Parménide ait pu construire sa philosophie dans le dessein de s’opposer au mobilisme d’Héraclite, car il est très probable qu’il n’ait jamais eu connaissance des doctrines de celui-ci. Mais et surtout, faire d’Héraclite exclusivement un mobiliste est tout aussi inexact que faire de Parménide un immobiliste, car il a bien au moins l’intention de sauver la réalité du monde physique, multiple et changeant.

 

            Certainement, en centrant son attention sur l’être et en le concevant de façon univoque, Parménide met en danger la multiplicité du réel. Cependant, il y a dans son poème des indices clairs d’un essai de restaurer le mouvement que sa conception de l’être semblait rendre impossible. Ainsi, après avoir exposé la voie de la vérité, la déesse commence l’exposition des opinions des mortels :

 

J’arrête ici le discours certain, ce qui se pense

selon la vérité; apprends maintenant les opinions humaines;

écoute le décevant arrangement de mes vers.

Parménide, Poème, VIII

 

            Ces opinions sont réfutées par la déesse dans la mesure où elles prétendent expliquer la réalité sensible en posant le non-être, en faisant entrer le non-être, le néant, comme un principe à côté de l’être.

 

On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms;

c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur.

Parménide, Poème, VIII

 

            Mais à côté de ces opinions erronées, la déesse admet aussi la vérité des apparences, qui permettent d’interpréter la multiplicité des manifestations des choses depuis l’être. La doxa, l’opinion, n’est donc que négative, elle est plutôt ambiguë, elle peut pencher du côté de la vérité ou de l’erreur, selon qu’elle sache ramener la multiplicité, l’apparence, à l’être, ou qu’elle prétende expliquer la réalité sensible en faisant recours à un autre principe opposé à l’être et par conséquent en accordant de l’être au non-être.

 

            Le monde physique n’est pas pour Parménide une invention humaine, une illusion des sens, mais quelque chose de bien réel. Sa réalité, dans son sens le plus profond, coïncide pour Parménide et s’explique depuis l’être.

 

            L’interprétation classique de la pensée de Parménide, en la déformant dans une certaine mesure, a forgé une équation sur laquelle, avec des nuances différentes, a évolué la pensée postérieure : être – vérité - pensée ; non-être – apparence – sens.

 

            Parménide expose son opinion à la fin du poème, en présentant l’ordre des choses vraisemblables :

 

Je vais t’en exposer tout l’arrangement selon la vraisemblance,

en sorte que rien ne t’échappe de ce que connaissent les mortels.

Parménide, Poème, derniers versets du chapitre VIII

 

            C’est avec ses versets qu’il introduit sa cosmologie, dont la difficulté de la reconstitution nous excuse de nous y attarder.

 

            Indépendamment de la nature exacte de sa solution, une conclusion se dégage nettement : tout en manifestant son intention de sauver les phénomènes, sa conception univoque de l’être ne peut que le lui empêcher. Pour Parménide le monde physique est, les choses sont, mais dès qu’elles sont différentes de l’être un, non généré et immuable, elles n’ont pas de titre pour subsister. Le fossé ouvert par Parménide entre l’être et la réalité sensible, entre l’intellect et l’expérience, ne pourra être comblé en brisant sa conception monolithique de l’être.

 

            L’importance de Parménide découle donc du fait qu’il a transposé le discours philosophique au domaine de l’être. Depuis lors, et surtout avec Platon et Aristote, la philosophie essaiera de sauver la réalité du multiple et du mouvement, réalité que l’être de Parménide semblait compromettre.

 

 

2. L’École d’Élée

 

            La doctrine de Parménide suscita sans doute une polémique intense, à cause des conséquences paradoxales. Ses adversaires ont dû l’attaquer surtout dans ce qui était en contradiction flagrante avec les données de l’expérience, c'est-à-dire la négation du mouvement et de la multiplicité.

 

            C’est dans ce contexte qu’il faut placer la doctrine de Zénon d’Élée, né probablement dans les premières années du Vème siècle avant le Christ, disciple de Parménide et auteur d’une œuvre dans laquelle il défendait d’une façon surprenante la doctrine de son maître.

 

            La méthode suivie par Zénon –qu’Aristote nommera plus tard dialectique- consiste en démontrer une thèse en réduisant à l’absurde la thèse contradictoire.

 

            Parmi les arguments que Zénon utilise en défense de l’immobilité, quelques-uns sont devenus célèbres : les paradoxes d’Achille et la tortue, la flèche ; d’autres arguments visent à défendre l’unicité de l’être, en faisant voir (de façon fallacieuse)  que la multiplicité présente au moins autant de contradictions que la thèse opposée.

 

            La philosophie de Zénon a occasionné une perte de vue du caractère ontologique original de la philosophie de Parménide : le centre de la spéculation éléatique se déplace du binôme être – non-être vers celui de unité - multiplicité. Par ailleurs, la défense que Zénon fait de la doctrine de son maître l’oblige à aller jusqu’à ses dernières conséquences, c'est-à-dire, à refuser toute valeur aux apparences, que Parménide avait essayé de sauver dans le domaine de l’opinion. C’est avec ces caractéristiques, qui sont dans une certaine mesure différentes de la doctrine originale, que la pensée de Parménide a été reçue par les philosophes postérieurs, et notamment par Platon et Aristote.

 

            Mélissos de Samos, contemporain de Zénon et auteur d’un traité Sur la nature et l’être, est le troisième des Éléates. Sa pensée doit aussi être comprise comme une défense de la philosophie de Parménide. Mais tandis que Zénon utilise une méthode négative, en réfutant les critiques adressées contre son maître, Mélissos s’emploie à la tâche plus positive de systématiser sa doctrine, en déduisant toutes ses conséquences avec rigueur et en corrigeant tout ce qui ne s’accommodait pas avec les fondements du système. Dans cette tâche il introduit des variations d’importance non négligeable dans la doctrine de Parménide, comme celle d’accorder l’infinitude à l’être :

 

a)                            pour Parménide, comme pour les pythagoriciens, la finitude correspond à la perfection et l’infinitude à l’imperfection ; l’être de Parménide était nécessairement fini ;

b)                            Mélissos souligne fortement l’unité de l’être ;

c)                            Il élimine le monde physique de la sphère du réel : l’être-un est la seule réalité.

 

De cette façon, tirant du principe énoncé par Parménide les conséquences qu’il impliquait, l’éléatisme finit par affirmer l’existence exclusive d’un être unique qui exclut toute possibilité de multiplicité.

 

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