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CINQUIÈME PARTIE

 

L’HELLÉNISME

 

Chapitre III

 

Le scepticisme

 

 

1. Pyrrhon

 

            Lorsque plusieurs solutions sont proposées pour résoudre un problème, la tentation du scepticisme peut se présenter ; cette situation se répète avec une certaine fréquence dans l’histoire de la pensée. Nous avons déjà rencontré un certain scepticisme déjà avant Socrate ; il réapparaît avec Pyrrhon.

 

            Pyrrhon, né à Élis vers 365 avant le Christ, inaugure le troisième courant doctrinal caractéristique de l’hellénisme vers l’an 323, avant donc que Zénon et qu’Épicure. Il n’est pas un fondateur d’école à proprement parler, mais plutôt un personnage qui incarne une nouvelle façon d’envisager la vie, qui sera prise comme modèle par ceux qui écoutaient ses enseignements, dispensés surtout dans sa ville natale, où il est mort vers l’an 270.

 

            Pyrrhon, comme les épicuriens et les stoïciens, veut donner une solution aux problèmes de la vie, étant convaincu qu’il est possible d’atteindre le bonheur ; cependant il se démarque nettement d’eux dans la mesure où sa solution ne s’appuie sur aucune certitude ni vérité déterminées, mais bien au contraire, sur l’absence de toute vérité.

 

            Comment Pyrrhon a-t-il pu arriver à une solution pareille ? Possiblement à cause de l’influence qu’exercèrent sur lui plusieurs facteurs. D’une part, le moment historique, qu’il a vécu de plus près que tout autre philosophe, car il a participé à l’expédition d’Alexandre le Grand ; il est donc logique qu’il ait pu ressentir de façon plus directe l’impact des innovations révolutionnaires introduites par l’empereur dans les domaines politique et culturel. En plus de cela, le contact direct avec les peuples de l’Orient et avec des formes de sagesse différentes a aidé sans doute à la naissance de son scepticisme. On ne doit pas non plus oublier sa formation philosophique, puisée surtout aux sources des atomistes et des mégariques, qui lui offrirent les outils adéquats pour forger sa doctrine.

 

            Mais, en quoi consiste la pensée de Pyrrhon et comment la raisonne-t-il ? Sa philosophie consiste surtout en un mépris radical de n’importe quel type d’ontologie, en l’affirmation de la prépondérance absolue des apparences et, par conséquent, en le rejet du principe de non-contradiction. Pyrrhon reprend les affirmations des sophistes, mais en y ajoutant une radicalisation ultérieure : si pour eux il était possible de placer dans l’homme le critère ultime de l’être et de la vérité, Pyrrhon rejette la possibilité même de l’existence d’un critère quelconque. Tout n’est que de l’apparence, de l’apparence absolue, sans aucune référence à rien ni à personne, sans possibilité de différences. La prétention de ramener les apparences à un fondement, d’articuler un discours logique sur les choses, est une prétention vaine. Par la même raison, chercher un critère qui puisse fonder ou justifier sa conduite signifierait s’abstenir d’agir. Le comportement, chacune des actions, comme n’importe quelle autre chose, c’est de l’arbitraire pur.

 

«  Il est nécessaire avant tout de pénétrer dans la connaissance de ce qui est eu nous ; car, si nous n'avons reçu de la nature aucune faculté pour connaître, il n'est plus nécessaire de rechercher quelque autre chose que ce soit. Il y a eu même jadis certains philosophes qui ont proféré cet axiome auquel Aristote a répondu; mais Pyrrhon de l'Élide, plus qu'aucun autre, s'est signalé par la profession de cette doctrine, quoiqu'il n'ait laissé après lui aucun écrit.

« Son disciple, Timon, dit que celui qui veut être heureux doit diriger ses regards vers trois points : d'abord, ce que sont les choses ; secondement, de quelle manière nous devons nous gouverner à leur égard; enfin, quelle sera l'issue d'une pareille conduite. En procédant ainsi, disait-il, les choses lui semblaient également indifférentes, inconsistantes, impossibles à classer; en conséquence, il ne saurait y avoir ni vérité ni erreur dans nos sensations non plus que dans nos opinions. On ne doit donc point leur accorder la moindre confiance, et nous devons être sans opinion, sans penchant pour l'une préférablement à l'autre et inébranlables, en disant de chaque chose, qu'il n'est pas plus vrai qu'elle soit, qu'il n'est vrai qu'elle n'est pas; puisqu'être ou n'être pas, n'ont pas plus d'existence l'un que l'autre. Dans cette disposition d'esprit il ne reste donc plus, dit Timon, que l'ἀφασία, la réticence; l'ἀταραξία, la quiétude, et suivant Aenésidémus l'ἡδονή, la volupté.

Aristoclès, cité par Eusèbe de Césarée dans Préparation évangélique, XIV, 18

 

            Par conséquent, selon Pyrrhon, l’homme devra s’abstenir de tout jugement (aphasie) et se montrer indifférent par rapport à tout (ataraxie) ; c’est en cela que consiste le bonheur.

 

            Ces conséquences découlent d’ailleurs nécessairement de la négation du principe de non-contradiction, comme Aristote l’avait déjà dit ; cependant, Pyrrhon ne pouvait être conséquent que partiellement car, comme Aristote l’avait dit aussi, le fait même de nier tout critère de vérité et proposer l’ataraxie comme fin de la conduite humaine suppose déjà une prise de position déterminée ; si rien n’est vrai, la thèse de Pyrrhon selon laquelle la vérité n’existe pas, ne sera vraie elle non plus.

 

Mais, s'il y a des choses qu'on ne doit pas vouloir démontrer, nos contradicteurs seraient bien embarrassés de dire quel principe mériterait cette exception mieux que le nôtre. On pourrait essayer, il est vrai, de démontrer, sous forme de réduction à l'absurde, que ce principe est impossible. Mais il faudrait tout au moins que celui qui le combattrait voulût bien seulement dire quelque chose d'intelligible; et, s'il est hors d'état de rien dire, il serait assez plaisant de chercher à parler raison avec quelqu'un qui ne donne aucune raison sur le sujet même où ce quelqu'un est si peu raisonnable. Un tel homme, en se conduisant ainsi, n'a guère plus de rapport avec nous que n'en a une plante.

Aristote, Métaphysique, IV, 4, 1008 b

 

 

2. Carnéade

 

            Le scepticisme ne finit pas avec Pyrrhon. Il est succédé par son disciple Timon ; en même temps, un courant semblable prenait de l’importance dans l’Académie. Il fut adopté d’abord par Arcésilas de Pitane, mais c’est avec son disciple Carnéade, grand dialecticien et rhétoricien qu’il prit de l’importance.

 

            Carnéade est né en Cyrène en 219 avant le Christ ; il enseigna surtout à Athènes, à l’Académie, dont il fut scholarque. Il est mort vers 129.

 

            Carnéade s’est opposé au dogmatisme des stoïciens, spécialement à celui de Chrysippe. De même que pour Pyrrhon, pour Carnéade il n’y a aucun critère de vérité.

 

            La conséquence devait donc être la même : suspendre tout jugement. Cependant, puisqu’il faut bien agir, Carnéade propose comme critère pratique pour la vie la probabilité.

 

C’est ainsi que raisonnait Carnéade, en s’écartant des autres philosophes, pour démontrer la non existence de critère. Cependant, lui ayant été à lui aussi sollicité un critère pour la conduite de la vie et l’acquisition du bonheur, il fut obligé d’une certaine façon à prendre à son compte une position sur ce point. Il assuma la représentation probable, celle qui est probable et qui n’est pas contredite et celle qui est examinée sous tous les angles.

Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 166

 

            C'est-à-dire, Carnéade admet différents degrés de crédibilité dans les représentations. Le degré le plus élevé de probabilité sera celui de la représentation qui, examinée sous tous les angles, n’est contredite par aucune autre qui soit en rapport avec le même sujet ; lorsqu’il n’y a pas de temps pour examiner toutes les représentations possibles, il faudra suivre d’autres critères de probabilité.

 

            L’attitude de Carnéade ne mitige pas le scepticisme ; pour lui il n’y a aucun critère de vérité ; la conséquence logique serait la suppression de tout jugement et de tout assentiment ; mais en pratique les hommes sont obligés de donner leur assentiment à ce qui est en fait incompréhensible ; par conséquent, selon Carnéade, l’agir humain ne peut  être fondé sur aucun critère objectif de vérité mais sur un critère subjectif  de probabilité.

 

            Le scepticisme de Carnéade, avec son caractère dialectique et négatif, ne pouvait pas avoir une suite durable après sa mort. L’Académie, après avoir oublié l’enseignement platonicien et s’être vidée de toute autre doctrine positive, a glissé progressivement vers l’éclecticisme. Au premier siècle avant le Christ, comme une réaction contre la tendance éclectique et dogmatique que l’Académie avait suivie, le scepticisme de Carnéade et de Pyrrhon a connu une renaissance avec Énésidème.

 

3. Sextus Empiricus

 

            La dernière phase du scepticisme grec est liée au développement de la médicine empirique, car le désir de fonder la connaissance sur l’expérience est l’une de ses caractéristiques principales. Son meilleur représentant est Sextus Empiricus, qui vécut probablement vers la deuxième moitié du IIème siècle après le Christ. Médecin, précisément de l’école empiriste, il es l’auteur d’un traité qui résume très bien la doctrine empiriste, les Esquisses pyrrhoniennes, et d’un autre qui critique toutes les autres philosophies, qualifiées de dogmatiques : Contre les mathématiciens.

 

            Comme les autres sceptiques, Sextus soutient l’impossibilité de toute connaissance objective et, par conséquent, l’obligation de s’abstenir de tout jugement. Cependant, à la différence de Pyrrhon qui réduisait toute la réalité à l’apparence, aux phénomènes, Sextus suppose l’existence de l’objet, de la chose à soi. Les phénomènes n’épuisent la totalité de la réalité, ils ne sont que la partie de celle-ci qui a un rapport aux hommes, car en dehors d’eux il y a les représentations intellectuelles et les objets réels qui, cependant, ne sont pas connaissables.

 

            Pour Sextus l’agir doit être guidé par les phénomènes, qu’il identifie aux donnés fournis par les sens. L’homme peut posséder aussi des représentations intellectuelles, mais leur valeur est inférieure à celle des phénomènes, car elles peuvent être réfutées par les donnés sensoriels ou par d’autres représentations intellectuelles.

 

Le sceptique commençant à philosopher, et voulant discerner les différentes perceptions qu'il avait des objets, et connaître celles qui étaient vraies et celles qui étaient fausses, pour s'exempter par là d'inquiétude, si cela était possible ; ayant rencontré des raisons contraires de pareille force dans les différents sentiments des philosophes et ne pouvant juger de quel côté était la vérité, il suspendit son jugement ; et alors l'Ataraxie ou l'exemption de trouble, fut une suite heureuse, quoique fortuite, de cette suspension de son jugement à l'égard des opinions

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 12

 

            Ce qui n’arrivera jamais sera le contraire, c'est-à-dire, une représentation intellectuelle ne pourra jamais contredire les donnés des sens. En conséquence, selon Sextus, le sceptique peut donner son assentiment aux affections qui procèdent des représentations sensorielles ; ce sera néanmoins un assentiment empirique : le jugement concernant sa vérité devra être suspendu, car aucun moyen n’est valable pour établir l’objectivité et la valeur du phénomène :

 

Les phénomènes assurent seulement le fait qu’ils apparaissent mais ils n’ont pas en dehors de cela la possibilité de démontrer qu’ils existent réellement.

Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VIII, 368

 

            L’idéal éthique du scepticisme empirique est toujours l’ataraxie, mais celle-ci n’est plus conçue de la même façon que Pyrrhon ; il s’agit maintenant de vivre sa vie en suivant et en modérant les impulsions naturelles, en respectant les lois et coutumes du peuple et en exerçant un métier, tout en méprisant toute philosophie qui prétende expliquer ce que l’on ne peut pas connaître. La conséquence de tout cela sera l’imperturbabilité, l’ataraxie, fin ultime de l’homme.

 

Cette suite est juste; car enfin celui qui opine dogmatiquement, et qui établit qu'il y a naturellement et réellement quelque bien et quelque mal, est toujours troublé. Tant qu'il manque des choses qu'il croit être des biens, il s'imagine que des maux vrais et réels le tourmentent, et il recherche avec ardeur ce qu'il croit être de vrais biens: et s'il les obtient enfin, il tombe encore dans plusieurs troubles; soit parce qu'il n'agit plus alors conformément à la raison, et qu'il s'élève sans mesure, soit parce que craignant quelque changement il fait tous ses efforts pour ne pas perdre les choses qu'il regarde comme des biens. Au contraire, celui, qui ne détermine rien, et qui est incertain sur la nature de ce que l'on envisage comme des biens et des maux, cet homme-là ne fuit, ni ne poursuit rien avec trop de violence, et par conséquent il est exempt de trouble.

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 12

 

            Une difficulté que l’on peut opposer à Sextus est la distinction qu’il fait entre la chose et le phénomène, sur laquelle il fonde sa nouvelle interprétation du scepticisme. En effet, on ne voit pas la raison pour laquelle on ne qualifierait pas cette distinction de dogmatique, ce qui la mettrait en contradiction avec l’anti-dogmatisme qu’il soutient.

 

            La philosophie sceptique accomplit la mission pour laquelle elle était née, c'est-à-dire, s’opposer aux constructions hellénistes, spécialement au stoïcisme. Le scepticisme ancien « a détruit une certaine philosophie ou, mieux, une certaine mentalité dogmatique liée à cette philosophie : il a détruit la mentalité dogmatique qui avait été créée par les grands systèmes hellénistes, surtout par le système stoïcien. Il est très significatif le fait que le scepticisme dans ses différentes phases, naisse, se développe et meure en synchronie précisément avec la naissance, le développement et la mort des grands systèmes hellénistes. Et il est aussi assez significatif que cette mentalité ne survive à Sextus » (G. Reale). Ainsi, tandis que le scepticisme parvient à l’heure de sa dissolution, un nouveau courant surgit parallèlement à Alexandrie, le néoplatonisme, appelé à dominer le climat philosophique de l’âge impérial.

 

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